20-05-2025 - Gustavo RODRIGUES
Partant du constat que l’industrie des fonds[1] – comme bien d’autres dans le secteur financier – est en constante mutation, notre propos est d’évaluer dans quelle mesure et avec quels impacts, le contexte (pour ne pas dire pression) réglementaire est un facteur déterminant de transformation dans le secteur ; et si l’on peut anticiper la confirmation de cette tendance. Ladite transformation, nous la considérons à plusieurs niveaux : stratégique, ou visant les modèles opérationnels et technologiques.
L’interrogation semble déjà, implicitement, suggérer la réponse. Derrière le terme générique de transformation, il y a une réalité complexe, notamment en ce qui concerne le domaine réglementaire. On peut observer qu’après la crise de 2008, le cadre réglementaire applicable aux acteurs de l’industrie des fonds a joué un rôle majeur dans son évolution. Il suffit de regarder le nombre et la diversité des thématiques et champs d’application touchés. Afin d’illustrer la question, nous prendrons quelques exemples marquants dans le paysage réglementaire luxembourgeois et, par extension, européen – sans analyser de manière spécifique et encore moins exhaustive lesdites réglementations (ce n’est pas notre sujet).
Prenons la thématique ESG, sur les obligations CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) ; à commencer, de manière très ciblée, par la double analyse requise au niveau de l’entité elle-même et au niveau de l’activité économique (donc source de revenu) principale, cela requiert une transparence et une analyse au niveau de chaque unité à travers la chaîne de valeur. Pour des fonds d’investissement, du côté de la gestion ou de l’administration, par exemple, cette analyse se doit de descendre jusqu’aux lignes des actifs des divers portefeuilles, avec une extraction de données structurée de manière à correspondre à la taxonomie européenne. La conformité à ces exigences passe par des projets – d’analyse et de refonte des processus opérationnels, et de mise en place de flux et d’extractions de données des systèmes d’information afférents. On voit la complexité, et les impacts multidirectionnels à examiner. Autrement dit, la transformation qui s’impose, laquelle doit être envisagée de manière globale et cohérente.
Poursuivons. Dans un écosystème des fonds de plus en plus digitalisé – ou avec l’ambition de l’être – et marqué par l’externalisation (deux tendances actuelles confirmées), la problématique pourrait, à première vue, sembler limitée à la sphère technologique. Or, la conformité avec le Digital Operational Resilience Act (DORA), passe d’abord par le niveau stratégique et une intégration impérative à l’agenda des comités d’administration et exécutif. Car leurs responsabilités sont explicitement engagées. Par le fait que la réglementation exige une remise en question de choix stratégiques en termes de prestataires de services technologiques tiers, et par l’inclusion de l’analyse, de la gestion et du suivi des risques liés. En résumé : est-ce que l’approche de la résilience digitale et d’externalisation technologique et de la gestion des risques liés est bien intégrée au cadre plus large de la stratégie de l’organisation ? S’agissant des processus opérationnels, et technologiques, DORA a pour objectif d’assurer la stabilité, la résilience et la sécurité de ces derniers en cas d’atteintes ou événements majeurs quant à la sécurité informatique. La conformité, encore, exige de la transformation au travers de multiples couches organisationnelles.
A un autre niveau, considérons un instant une tendance de l’industrie des fonds d’investissement qui se confirme comme inévitable : l’ouverture du marché d’actifs privés à des investisseurs de détail (la ‘retailisation des private assets’) ; les fonds alternatifs continuant leur progression en parts de marché. En dépit du succès mitigé de la réglementation ELTIF (European Long-Term Investment Funds) en 2015, la version 2.0 entrée en vigueur début 2024 a apporté des obligations réglementaires simplifiées tout en élargissant les possibilités d’investissement, permettant, entre autres, aux gestionnaires d’actifs alternatifs de donner l’accès à leurs portefeuilles aux investisseurs de détail. Il s’agit ainsi d’une évolution, ou révolution, attendue et importante dans le domaine des investissements, mais aussi d’une transformation intrinsèque quant à leur gestion, ‘front-to-back’. Du côté des ‘asset managers’, les difficultés principales concernent la gestion du portefeuille et la distribution. Focalisant sur leur administration, les fonds ELTIF apportent de la complexité supplémentaire due à leur nature hybride et impliquent une transformation substantielle des modèles opérationnels. Ils exigent de fusionner des processus opérationnels typiques des fonds alternatifs – multiples classes d’actifs, divers modèles d’évaluation, données non-structurées, multi-sources et multi-formats, processus non standardisés et manuels, etc. – avec ceux caractéristiques des fonds traditionnels – comme la capacité à gérer des volumes importants d’investisseurs, de transactions et de reportings. Sans mentionner les défis posés afin de disposer d’une vue consolidée sur les investissements, privés et publics, e.a. aux niveaux portefeuilles, expositions et risques. Même constat sur la transformation technologique rendue nécessaire sur l’architecture applicative, les systèmes d’information, et les fonctionnalités supportant les processus opérationnels sous-jacents, avec leurs prérogatives respectives et divergentes ; pour ne pas dire opposées. En somme, les fonds ELTIF pourraient enfin stimuler la métamorphose requise afin de combler le fossé entre les deux mondes, fonds traditionnels et alternatifs. Mais pas sans une transformation à nouveau opérationnelle et technologique.
On pourrait continuer la liste en citant, par exemple : l’attendue nouvelle mouture de la circulaire 18/698, laquelle avait déjà cristallisé et confirmé son lot de changements majeurs portant sur, notamment, la substance, la gouvernance et le contrôle interne, ou la due diligence et le suivi des fonctions déléguées. Et par là avait déclenché une série de projets de transformation – stratégiques, opérationnels ou technologiques – importants au sein des acteurs de la place. On peut anticiper une nouvelle vague.
De manière globale, il va sans dire que les questions réglementaires sont prééminentes dans l’agenda des plus hautes instances de gouvernance des acteurs de la place : comités d’administration et exécutifs. Elles requièrent une prise de conscience des responsabilités et des décisions indispensables afin d’y répondre ainsi qu’une réflexion au plus haut niveau. Néanmoins, les exemples ci-dessus sont symptomatiques du prisme latent que nous voulons souligner et qui nous semble crucial dans l’approche à entreprendre : déjà en amont de toute initiative, il est capital d’évaluer comment aller plus loin dans une vision stratégique sur les contextes réglementaires, leurs implications et surtout les opportunités qui peuvent s’en dégager. Souvent négligée dans beaucoup de projets de transformation réglementaire, la question de la valeur-ajoutée est pourtant clé dans une vue long-terme et pérenne. La démarche doit s’interroger sur comment définir la stratégie et transformer les modèles opérationnels et/ou technologiques afin de dégager des opportunités de développement ou diversification de l’ activité, et, idéalement, des avantages concurrentiels. Ou encore, élargir la gamme de services ou produits, stimuler l’innovation, voire améliorer les capacités d’exécution. Tout cela à partir des nouveaux contextes et enjeux ouverts par l’évolution du cadre réglementaire. L’exemple des ELTIFs l’illustre parfaitement, pour n’en citer qu’un.
Une approche cohérente de la transformation dite réglementaire devra viser autant la conformité que la valeur-ajoutée à dégager, avec l’objectif ultime d’une différentiation sur le marché.
Sous un autre aspect, non négligeable, toute transformation, réglementaire ou non d’ailleurs, a évidemment un coût inhérent. Aussi, force est de constater que les acteurs de la place continueront de subir une pression constante sur la structure des coûts, problématique sempiternelle dans la délicate équation de la profitabilité. Avec autant de nouveaux projets et initiatives visant à une automatisation accrue, à de la digitalisation, à des économies d’échelle et de ‘scope’, etc. En somme, à de l’industrialisation. Donc de la transformation. Encore.
Par conséquent, s’impose la thématique de la gouvernance de la transformation dans son ensemble, toujours avec cet objectif ultime de valeur-ajoutée, voire de différentiation. Il s’agit bien d’assurer une coordination holistique de la transformation – car, nous l’avons vu, elle touche virtuellement toutes les couches et unités des acteurs concernés – en tenant compte des interdépendances, des impacts collatéraux et autres synergies à identifier entre les divers projets, lignes métiers ou encore interactions avec des parties tierces.
Pour conclure, la transformation, ne se limitant ainsi pas uniquement aux sujets réglementaires, doit être gérée comme un écosystème, avec un parrainage clair et marqué de la hiérarchie. Un écosystème de transformation, avec une approche coordonnée et pluridisciplinaire, mobilisant la séniorité et l’expertise adéquates, avec une gouvernance adaptée à la structure de l’entité – purement locale, pan-européenne, globale – tenant compte des centres de compétence et pas (nécessairement) que décisionnels. Et en assurant les meilleures pratiques en termes de gestion de projets. Cela passe, en outre, par une culture du changement. Mais ceci est un autre sujet.
[1] Industrie des fonds envisagée dans sa globalité, incluant les fonds dits ‘classiques’ (UCITS ) et ‘alternatifs’ (AIFs).